Après la crise sanitaire, comment refonder le service public ?

Thomas Boccon-Gibod, professeur agrégé de philosophie, publie dans Le Carnet du DéMoS une réflexion sur l’avenir du service public

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Premières lignes :

La crise du Covid-19 a conduit E. Macron à annoncer des décisions radicales, qui pourraient constituer pour lui une issue à la crise que traversait son quinquennat. Cependant, il semble illusoire de penser que l’irruption du virus suffira à modifier profondément la logique qui a mené aux réformes administratives, et notamment hospitalières, depuis plusieurs décennies – une logique que l’actuel gouvernement n’a fait qu’assumer de manière plus brutale que ses prédécesseurs. Il faut donc comprendre d’où vient cette logique et quelles sont les racines de l’adhésion qu’elle a suscitée. A quoi tenait donc la légitimité politique de ces décisions qui semblent aujourd’hui révoltantes? La réponse à cette question détermine en partie l’issue politique de cette crise qui est à la fois sanitaire, économique et sociale.

Un consensus inattendu : la critique du nouveau management public. Mais de quoi s’agit-il ?

Comme chacun sait, la polémique autour de la réduction des moyens pour l’hôpital public n’est pas née de la crise épidémique mais a été précédée par la mobilisation sociale sans précédent de praticiens hospitaliers, qui elle-même se trouvait relayée par celle des chercheurs, dans un contexte global d’effervescence sociale issue de la réforme des retraites (et alors que la crise des gilets jaunes était encore dans toutes les mémoires). Il semble que les personnels du public se soient davantage mobilisés contre cette dernière que ceux du privé, et ce pour des raisons multiples. Mais parmi celles-ci, on peut noter la généralisation soudaine de la critique de réformes managériales autoritaires sur fond de restriction budgétaire. Les personnels hospitaliers ont ainsi beau jeu aujourd’hui de rappeler au président de la République que sa réponse à leurs demandes désespérées ne consistait, jusqu’à une date très récente, qu’en un quasi-mutisme doublé d’une brutale répression policière. Et il ne s’agissait pas seulement des soignants, mais aussi des pompiers, des enseignants, et même des forces de l’ordre. Le revirement annoncé par E. Macron est donc accueilli avec une réserve compréhensible. Dans quelle mesure l’exécutif pourrait-il abandonner la logique qui semble avoir été la sienne jusqu’à présent ? Pour le savoir, encore faudrait-il comprendre cette pensée.

On peut considérer, schématiquement, qu’il y a actuellement trois grandes manières d’analyser les décisions publiques. La première consiste à mener une enquête historique et sociologique à base d’entretiens avec les acteurs et de consultation de documents. Elle n’est évidemment pas à l’ordre du jour. La seconde relève en gros de la sociologie des politiques publiques et des organisations, et consiste à retracer les aléas de la prise de décision au fil des logiques institutionnelles sédimentées de manière plus ou moins aléatoire. Certains s’y sont essayé sur tel ou tel aspect de la réaction gouvernementale à la crise actuelle (apparition du viruspénurie de masques, etc.). La troisième, et la plus répandue, consiste dans l’analyse critique des systèmes idéologiques aujourd’hui dominants, à travers l’étude de textes doctrinaux plus ou moins récents ; dans cette dernière famille, la notion de néolibéralisme tient incontestablement aujourd’hui une place privilégiée, mais aussi (du fait de sa plasticité) plutôt équivoque[1]. Cette dernière démarche a pour avantage la cohérence et la profondeur, et l’inconvénient qu’il n’y a aucun moyen immédiat de vérifier que la logique mise en lumière est effectivement celle qui a conduit à aux décisions critiquées.

L’approche qu’on suivra ici est un peu intermédiaire : sans pouvoir bénéficier de la rigueur de la première, elle vise à inférer, des décisions prises, une signification générale, que l’on pourrait définir comme un ensemble de croyances revendiquant avec un succès plus ou moins franc le statut de fondement de la légitimité de ces décisions. Il s’agit, en d’autres termes, de chercher de quelle forme de légitimité les décisions publiques se réclament implicitement.

L’affaire est entendue (et, de fait, largement partagée ici) : l’essentiel de nos maux vient des réformes managériales de l’administration publique. De l’hôpital à l’école en passant par les universités, tous les services publics se plaignent des contraintes imposées, depuis plusieurs années, par des tutelles obsédées par la rentabilité et la culture du chiffre, imposant des critères d’évaluation déconnectés de la réalité du travail effectué. Le cas le plus célèbre est celui de la réforme hospitalière ayant introduit la tarification à l’activité : habitués à prodiguer des soins, les médecins découvrent qu’ils produisent des actes, remboursables à l’unité. Il n’est pourtant pas aisé de savoir ce qu’il faut entendre derrière les acronymes « NMP » ou « NGP » (pour « nouveau management, ou nouvelle gestion, public(que) »).

De fait, le nouveau management public n’est pas exactement une nouveauté, ayant été introduit pour la première fois de manière systématique en 1989 par la réforme Next steps du gouvernement britannique, réforme relayée, dans la décennie 1990, par un grand nombre de politiques – assez variées – de réforme de l’État. Parmi celles-ci, il y eut, en France, un nombre croissant de circulaires et de rapports, dont un point d’aboutissement fut la RGPP sarkozyenne de 2007, appuyée sur la politique budgétaire de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux.

Or, bien que ces relances récentes leur donnent un nouvel essor, les critiques de ces politiques sont à peu près aussi anciennes que ces politiques elles-mêmes. Elles reposent sur des doutes quant à l’efficacité de politiques qui requièrent, de l’aveu général, un effort administratif si conséquent qu’on peut se demander s’il permet vraiment de faire les économies promises[2]. Mais alors, pourquoi est-il si difficile d’évaluer les évaluateurs ? C’est que l’exigence d’évaluation managériale, jusqu’à présent, a bel et bien revendiqué avec succès le statut de fondement légitime des décisions publiques. Quelles sont alors les croyances qui en assurent le succès, malgré les démentis de l’expérience, et les résistances parfois furieuses de ceux qui sont soumis à de telles injonctions ?

(…)


[1] Il serait dérisoire d’en donner une liste ne serait-ce qu’approximativement exhaustive. Parmi les plus récents et les plus marquants, on peut néanmoins citer l’étude de B. Stiegler, Il faut s’adapter, et, concernant la sociologie politique du vote Macron, l’étude importante de B. Amable et S. Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois.

[2] C’est la conclusion assez perplexe de C. Hood et R. Dickson dans leur bilan magistral de trente ans de réformes administratives en Grande Bretagne, terre de naissance du NMP : A Government that worked better and cost less ? Evaluating three decades of reform and change in UK central government, Oxford University Press, 2015. Étrangement difficile à établir en regard du nombre colossal d’indicateurs qu’il a induits, ce bilan, aussi bien du point de vue des finances publiques que de la satisfaction des usagers, paraît globalement négatif. Voir cette recension : https://booksandideas.net/The-New-Public-Management.html. Sur la perplexité actuelle de l’administration face aux injonctions de « simplification » qui débouchent sur une complexification, voir Bertrand du Marais, « Simplifier le droit : du mythe de Sisyphe à l’horticulture juridique ? », Revue française de droit administratif,2016/1, 157, p. 183-204.